ODYSSÉE

ANCHORAGE – MIAMI : LA DIAGONALE DES FOUS

Textes et photos Pascal Dro et Gérard Pirès

Personne ne l’avait fait. Personne n’avait tenté le coup. Peut-être parce qu’il ne sert à rien, ne signifie rien et n’apporte d’eau au moulin de personne… Trois bonnes raisons d’aligner deux Porsche identiques à Anchorage et de foncer jusqu’à Miami. 

Comme souvent, l’aventure est née à la manière  d’une « idée à la con ». De celles qui s’im­posent à vous par leur  futilité  et leur  incongruité, sans  qu’on leur accorde plus de réflexion. Comme dans le tour du monde en 80 jours, de Jules Verne, Phileas et ses amis évoquaient l’idée au dîner, en bavardant. Et subitement, elle s’imposait comme une chose à réaliser absolument. Il fallait partir. La mettre en œuvre. Sans attendre. Cette idée ? Relier Anchorage en Alaska à Miami en Floride, par la route, le plus vite possible. Il s’agit de la plus longue distance entre deux villes, aux États-Unis, soit un peu plus de 8 000 km. En choisissant la vitesse sur la route et en assumant, quoi qu’il arrive, les conséquences de nos choix. C’est-à-dire l’accident, les amendes et les éventuels pas­sages au frais (c’est assez fréquent …).
Surprise, avant de partir : impossible d’identifier une autre tentative sur cet axe. Il y a bien des records nord-sud ou est-ouest, mais celui-ci n’existe(rait) pas. Étrange … L’itinéraire empruntant le légendaire Alaska Highway, en passant par les lieux des ruées vers l’or tels que Dawson City, le Yukon et le Klondike dont les noms appartiennent à la légende de l’Ouest, au folklore des westerns et aux films de John Huston, n’aurait donné d’idée à personne ? Qu’importe : à chaque étape, le projet devenait plus excitant. Immédiatement, les proches du magazine, qui partagent une sorte d’excentricité, voire de loufoquerie avec nous, ceux pour qui le raisonnable n’est pas suffisant, ont répondu « banco». François-Paul Journe, le brillant maître horloger, n’eut pas un instant d’hésitation, idem du côté d’Aramisauto, les iconoclastes distributeurs automobiles, de Schumacher (jenny@sclusa.com) et SDV Logistics (p.creignou@sdv.com), les très sérieux et ponctuels transporteurs maritimes, de Pirelli  qui, rappelons-le, équipe les Formule 1 et publie son très prestigieux et charmant calendrier annuel. Et Defipourhomme.com qui rase notre interviewé dans chaque numéro, Suixtil.com, les vêtements de course que portaient Fangio, Moss, Hawthorn, ressuscités par Vincent Métais, les Californiens de Sierramadrecollection.com (qui nous enverraient les pièces en moins de 24 heures en cas de panne), sans oublier nos amis de Profilplus.fr et de Prestige Autoradio (01 40 61 05 05) pour les alimentations électriques.
AVEC L’HOMME QUI A APPRIS À CONDUIRE À RAY CHARLES
Mais venons-en à cette idée de record. Évoquée une première fois avec Jean-Paul Libert, mon coéquipier aux 24 Heures du Mans en 1996, lors de notre Canonball (voir Grand Prix #4), nous n’avions jamais véritablement « enclenché la première » ni trouvé le moment de donner le « go» au projet. Nous en avions ensuite parlé avec le photographe-réalisateur-sculpteur Just Jaeckin, qui dut toutefois jeter l’éponge suite à un souci de santé. Présent lors de ce déjeuner, Gérard Pirès (réalisateur de Taxi, Les chevaliers du ciel. ..), lui, sautait sur l’occasion. Cette fois, le projet était lancé. Pirès, qui apprit à conduire au chanteur Ray Charles, n’était-il pas logiquement l’homme de la situation ? Et puis, il possède sa propre histoire américaine, nombre de ses films et pubs ayant été tournés là-bas. Aujourd’hui encore, il travaille à Los Angeles de temps en temps.
Quant à nous, vous savez que Grand Prix a vu le jour en Floride. Et comme ceux qui aiment ces coins cherchent toujours de bonnes raisons d’y retourner, le prétexte était tout trouvé pour aller « traîner » en Alaska où personne ne va jamais. Miami ? Une rue y porte le nom d’Anchorage, mais c’est surtout Mario Chalmers, natif de là-haut et meneur de jeu des Miami Heats, double champion de NBA, qui y porte les couleurs de l’Alaska. Bref, a priori, pas mal de choses nous aiguillaient vers cette tentative inutile. Restait à évaluer la compatibilité de l’équipe. Bien sûr, l’humour de l’homme Pirès est dévastateur et ininterrompu. Du genre qui, en dépit de ses 72 ans (fêtés entre Fort Nelson et Saskatoon, sur la route), ne s’arrête jamais. Mais était-ce suffisant ? À voir…
La première question à lui poser était : “Vas-tu supporter de rester assis sur le siège du passager du­rant 8 000 km ?” Ce à quoi il répondait par… la même interrogation. Nous décidions donc de par­tir avec deux autos identiques, des Porsche 964 Carrera 2 cabriolet (pourquoi pas ?) pour leur côté indestructible et leur gueule de « Classics ». Gérard avait disputé le championnat de France GT en Groupe 3 avec sa 2.7 Carrera RS en 1 973. Et nous, comme notre magazine Ferdinand en atteste, sommes des fous de Porsche depuis toujours. Nous avons confié les deux autos en révision à Éric Séchaud (Tél. : 02 3 1 2 1 04 18) et Pirelli les a gentiment équipées de pneus PZéro, très confortables et silencieux à l’usage, sur piste comme sur route, même au-delà des 200 km/h. La clim de ma 911 étant vide, je me disais que je la ferais recharger là-bas … Pas de bol, en Alaska, les deux garages consul­tés m’ont ri au nez façon “la dernière clim que l’on a rechargée, c’était. .. laissez-moi compter …” Bref, ce n’était pas le bon endroit. Et ensuite, c’était trop tard : une fois le top départ donné, nous n’allions pas nous arrêter pour si peu.
Pourtant, quand nous avions laissé les autos au Havre, aux Transports Duboc pour les mises en container, nous nous étions déjà aperçus que le chauffage était bloqué ou­vert à fond. Là aussi, trop tard pour intervenir. Chauffage à fond et sans clim, c’était parfait pour l’Alas­ka, mais pas pour la Floride en août. Qu’importe, les deux autos embarquaient ainsi pour Seattle, faute de transport direct jusqu’en Alaska. Nous allions découvrir sur place qu’août et septembre sont la li­mite pour acheminer par voie de mer autoS, matériel et vivres là-haut avant l’hiver et la glace. Bref, parties mi-juin du Havre, les autos arrivaient le 5 août au port de Tacoma, au sud de Seattle. Nous apprenions alors que la loi américaine interdit de dédouaner un bien importé hors présence de son propriétaire et que cette formalité pouvait prendre dix jours. Pour avoir les autos à Anchorage avant septembre, il nous fallait donc aller aux États-Unis au plus vite. Gérard gagnait Los Angeles pour tra­vailler tandis que je filais à Seattle le 18 pour tenter de faire accélérer la procédure. Restait à trouver un moyen de rejoindre Anchorage à 3 795 km de route. Terre ou mer ? Là, par égard pour son dos, Gérard votait pour l’option bateau. Et j’acquiesçais. Mais quand, le 20 août, les 911 furent dédouanées, il fallut encore attendre trois jours leur dépotage.
Nous nous sommes alors dit que le bateau était le moyen le plus sûr (mais le plus long) pour parvenir à Anchorage et notre point de départ. Immédiatement, les propositions fusaient : transporteurs, brokers et agents de tout poil se manifestaient. Le problème ? toutes les offres se ressemblaient, mais concouraient sur le temps de transport, critère essentiel pour nous. Un peu au pif, on choisissait celui qui semblait le plus sérieux et qui nous garantissait qu’en prenant les Porsche le 20 août, elles seraient livrées le 28. Las, une fois le transport payé, nous recevions une confirmation de la compagnie maritime, assurant d’une arrivée du bateau le … 4 septembre. L’arnaque était parfaite. Panique à bord, appel et menaces : ” Mais je ne vous ai jamais garanti de date …” L’arrivée à Miami étant prévue entre le 4 et le 6 septembre, cela n’était bien entendu pas possible.

MALGRÉ PLUS DE 8 000 KM AU MENU, NOUS NOUS OFFRONS UN GALOP D’ESSAI, ENTRE HAINES ET ANCHORAGE, SUR 1 200 KM. QUEL BONHEUR !

L’ESPRIT FAR WEST SANS DOUTE…
Heureusement, un vieux monsieur, de la compagnie nationale des ferries d’Alaska, nous donnait sans raison un bon coup de main.
« En vingt ans, je n’ai jamais vu un bateau faire Seattle-Anchorage en six jours de mer. Ce sont des escrocs. On trouve de tout dans nos coins. L’esprit Far West, sans doute… Je peux peut-être encore vous trouver deux places sur un ferry qui vous déposerait, dans quatre ou cinq jours, à Haines, à 1 200 km d’Anchorage. Cela vous irait ? » Oui, mais nous avons payé 2 700 $ à l’escroc… « Très simple, vous le menacez d’un rapport de fraude sur www.transportreviews.com et cela devrait s’arranger ».
Le coup de fil n’avait pas fonctionné, la menace eut un effet immédiat. Même les 450 $ de « frais d’annulation » s’évaporaient. Le ferry de notre homme partirait de Bellingham, juste sous la frontière du Canada, deux jours plus tard. Il me fallait alors filer au port de Tacoma en bus Greyhound, d’où un taxi m’emmenait récupérer ma 911, puis faire la route du Canada, la déposer au port du ferry avant de revenir au container en bus, puis taxi sur 300 km, pour récupérer l’autre 911, puis Gérard à l’avion le lendemain, avant de revenir sur Bellingham et le ferry pour l’Alaska.
Là, embarqués le 22 août à 18 heures, nous partagions une cabine jusqu’au 26 août à Haines, à 1 200 km d’Anchorage. Le bateau ? Ambiance garantie : gros barbus bûcherons, exclus de tous horizons, camionneurs, émules de Into The Wild, campeurs sur le pont, retraités, enseignants de retour pour la rentrée des classes. Une ambiance très décalée et… pas un chat au bar, quatre jours durant. Nous pensions y terminer le marquage des autos, mais l’accès à la cale était interdit durant la traversée. La mer? On nous y promettait baleines, bélugas et autres mammifères géants à gogo. Nous n’y avons finalement aperçu qu’une loutre et le souffle de deux cétacés. Dommage… Qu’importe : les fjords, les bras de mer, les criques, les bois, les rares maisons, le ballet des hydravions, la lumière, le calme… tout ce que nous ressentions à bord allait se retrouver dans l’ambiance des montagnes, des vallées, des lacs et glaciers géants, sur les routes, dans les cafés à 2 $ dans des cahutes incroyables…
Sur le bateau, les soirées et dîners étaient assez pittoresques, rythmés par les anecdotes plus ou moins racontables, les :
«Tu sais comment les Américains appellent les Canadiens dans le cinéma? Des Mexicains avec des pulls ». Sur les comédiens, leurs caprices : « Dans Elle court, elle court la banlieue, Jacques Higelin était bon sur la première prise quand Marthe Keller l’était plutôt à la dixième. C’était pas simple ».
Les vrais bons et les vrais mauvais, les rencontres et projets non aboutis avec Delon et De Funès, le travail rendu nickel d’Audiard, et l’argot des Parigots qui devenait, en mode synthèse, un « enfile ton grimpant, c’est l’heure de la clape, on file au rade », qui, sauf erreur, n’appelle pas de traduction. Préparatifs, repos, apéros…
Enfin parvenus sur la route, nous vérifions le fonctionnement des systèmes, des caméras, etc., et les consommations réelles, en essence comme en huile (ce sont des 911… tablons sur 1 litre aux 2 000 km). Ah! j’oubliais : les batteries avaient été neutralisées avant l’embarquement. Si bien que mon autoradio exigeant un code resté à Paris, j’allais devoir me contenter du bruit du flat 6. Damned.

FAIRE RECHARGER SA CLIM EN ALASKA, EN PRÉVISION DES ÉTATS CHAUDS DU SUD ? OUBLIEZ ! C’EST L’ACCESSOIRE QUI SERT LE MOINS LÀ-HAUT.

DORMIR, AUTANT QUE POSSIBLE
Depuis le début, nous savions que cela allait être éprouvant. Dans l’esprit de Gérard, il fallait y ar­river en moins de quatre jours et quatre nuits. Il avait donc fait tester son sommeil par Virginie Bayon, dans le service du professeur Damien Léger, à l’Hôtel-Dieu, comme nous le faisions à l’époque du Mans, pour identifier les plages de sommeil les plus efficaces. Il avait aussi appelé le navigateur Loïck Peyron pour établir sa stratégie de sommeil. Bref, sous ses dehors rigolos, l’homme s’avérait plutôt du genre précis et organisé. Comme il dit :
« Quand tu as quarante millions de budget et trois mois de tour­nage, tu imagines le prix d’une seule journée. Alors, pour chacune, il faut un plan B pour tourner si les scènes prévues tombent à l’eau ».
C’est ainsi, avec une minutie absolue, qu’il avait préparé son voyage. De mon côté, je préfère toujours savourer l’instant ou la rencontre, quand ils sont rares. Mais il avait un petit film à réaliser, en plus, et je respectais ses choix. Un autre métier.
Quatre jours plus tard, donc, parvenus à Haines, nous réalisions les premières photos des Porsche dans leurs livrées définitives. Chez François-Paul Journe, à Genève comme à Miami, on les attendait avec impatience. Dans l’intervalle, Detlev von Platen, le président de Porsche aux États-Unis, nous avait adressé un message très sympa de soutien et promis d’organiser une belle fête à Miami, à l’arrivée, à The Collection, le gros concept-store concessionnaire Porsche. La pression montait ! Il leur fallait pou­voir planifier l’événement. À terre le mercredi 27 août, nous prendrions deux jours pour rejoindre An­chorage et deux autres pour peaufiner les derniers détails (fruits secs, vêtements frais, huile moteur, pressions…) et bien dormir avant le départ.
À Anchorage, Gérard mettait son prodigieux système de caméras GoPro au point, tandis que je tentais de limiter mon retard dans la rédaction des magazines en cours, histoire de ne pas me croire en vacances… Mais dès ce petit port, à quelques heures de Fairbanks et de Healy où se trouve le bus abandonné d’Into The Wild devenu lieu de pèlerinage des néo-bab de la côte ouest, puis à Whitehorse ou Fairbanks, les grandes métropoles du pays, la faible popu­lation des agglomérations me scotchait : 1 300 habitants pour la première et 1 800 pour la seconde. Si vous cherchez à faire des rencontres, ce n’est pas le bon endroit. L’autre surprise, c’était indiscuta­blement la beauté et le caractère intouché des paysages. Il y a là-bas toujours au moins 400 km entre deux points remarquables ou deux stations-service. Vous y trouvez une nature pure, où les hommes sont armés pour se défendre face aux ours. Où les glaciers s’allongent sur des dizaines de kilomètres et où les ciels sont plus bleus qu’ailleurs. Immédiatement, vous n’êtes plus le même : votre cœur ralentit et vous buvez des yeux cet environnement immense, aussi hostile que beau.
LE GRAND DÉPART, ENFIN !
Et puis… vous arrivez enfin à Anchorage, nettement plus peuplé. On y achète or et diamant au poids au coin de la rue. Là, à peine franchis les faubourgs, nous sommes hélés par un « big boy » qui descend de sa Volkswagen et frappe au carreau. «What the hell are you doing here, guys ? Where do you come from ? » Mike Holtzclaw est Porschiste et préside la section Alaska du Porsche Club of America, l’un des plus anciens au monde. Il nous prodigue tous les conseils possibles, nous prenant d’abord pour des fous, avant de nous avouer que, chaque année, il se rend à la grand-messe Porsche de Monterey en Californie. Par la route et en 911, bien sûr. Soit tout de même à 6 000 km de là… En ce week-end de Labor Day (lundi férié), Mike rassemble les rares Porschistes encore présents en ville pour la photo souvenir puis accepte de donner le départ, le lendemain matin, à 7 heures. « Je joue de la guitare, la veille, dans un bar. Je viendrai donc directement après! » Chaleureux en diable, il était bien là le moment venu, drapeau à la main. Extra, non ? La veille au soir, le vendredi, nous avions décidé de… dormir tôt, à nouveau. Quelques courses pour des fruits frais, de l’eau… Ensuite, c’était grillade-bière en guise de veillée d’armes. Les deux autos étaient prêtes. Les loustics aussi. Rendez-vous à 6 heures au volant, sur le parking, pour un dernier passage par la civilisation. Pour Gérard, c’est Ihop, le restaurant aux super petits déjeuners avec des gaufres. Ensuite, quatre jours et quatre nuits durant nous serons en immersion sur les routes et dans les stations-service. Là, nous demandons à des policiers croisés deux confirmations : les détecteurs de radars sont-ils bien autorisés en Alaska? La « limite du supportable » sur la route pour la police, est-ce plutôt 90 ou 100 miles (avant de passer la nuit au frais) ? A la première, ils répondent oui. A la seconde, ils nous refroidissent un peu : « 80 miles/ heure, plutôt ». Il nous faudra rester prudents…
À 7 heures, Mike et un pote sont bien là, avec leurs Porsche. Le drapeau est levé… Le temps d’im­mortaliser l’heure du départ, et c’est parti ! Go ! Sans perdre une seconde, nous remontons vers Tok, à 318 miles (512 km) de là. Vingt minutes plus tard, je me fais déjà arrêter par les Rangers, fous de rage. Ils viennent de voir passer Gérard sans avoir eu le temps de réagir. C’est pourtant bien à Glenallen et Wasilla, le coin « chaud » décrit par les policiers du restaurant. Je suis alors Gérard à une mi­nute d’intervalle, à peine, et ils sont encore très fâchés. Cela se calme après quelques explications et je repars sans prune.
En fin de matinée, nous sommes à Tok pour le premier plein. Je ne retrouve pas le câble d’alimentation de mon téléphone, qui commande les caméras GoPro de bord. J’en déniche un par chance chez le marchand de matériaux local. L’autre a filé sous le siège et ne refera surface que quatre jours plus tard. Plein fait, cap sur Whitehorse, en direction du sud, sur l’Alaska Highway I pour 387 miles (623 km), soit grosso modo le deuxième quart de la distance du jour. La question est alors : dans quel état serons-nous après ce deuxième parcours et le passage de la frontière vers le territoire du Yukon, au Canada, sachant que le troisième à couvrir avant la pause fait… 598 miles, soit juste moins de 1 000 km ? Combien de temps passerons-nous au ralenti, à attendre des « voitures pilotes » sur des routes en travaux ? Faut-il vraiment pousser aussi loin que possible dès le premier jour au risque d’être caramélisé dès le lendemain ? Finalement, la question ne se pose pas : arrivés à Whitehorse, il est 2 heures du matin et nous n’en pouvons plus. Au Motel 8, la gardienne accepte de me facturer la chambre à l’heure, le temps d’une douche et de deux-trois heures de sommeil.

LES GLACIERS FONT PLUS DE 100 KM DE LONG, LES LACS AUSSI. IL Y A 300 KM ENTRE DEUX VILLAGES. TOUT EST IMMENSE, SPLENDIDE ET VIERGE.

AMBIANCE RUÉE VERS L’OR
Fruits secs, sandwich au bœuf séché et café lors du plein suivant, à la station-service. Cette fois, la première étape est la plus longue, avec ses 962 km jusqu’à Fort Nelson, en Colombie-Britannique (vous savez là où l’on vous confisque l’auto en cas de gros excès de vitesse). Au Canada, l’Alaska Highway devient alors Klondike Highway, puis Yukon Territories Highway. Finalement, avec les paysages sublimes et des lacs immenses (nous en avons longé un de 150 km de long), les glaciers et les couleurs de la nature, le temps passe vite à bord. Mais toujours pas l’ombre d’un caribou ou d’un grand ours… Vers 15-16 heures, nous y sommes. Depuis belle lurette, les talkies-walkies n’ont plus de batterie et nous ne pouvons plus communiquer. Et comme il n’y a pas de réseau téléphonique, chaque auto roule seule. On se rejoint de temps en temps sur la route, pour une photo ou un bout de film, mais sans trop communiquer. Chacun est très absorbé dans ce truc fragile que l’on attend depuis si longtemps. C’est aussi pour cette raison que nous avons choisi notre odyssée en version « seul à bord ». Depuis Fort Nelson, la deuxième étape nous emmène à Grande Prairie, en Alberta, via Dawson Creek (le kilomètre « zéro » de l’Alaska Highway sous toutes ses appellations) qui aurait vraiment mérité un arrêt, avec son ambiance « ruée vers l’or» et pionniers très préservée, les vestiges intacts de ces années, etc. Malheureusement, il n’est pas possible de s’arrêter ailleurs qu’à la station-service. Pour 552 km, cette fois, à couvrir si possible avant la nuit qui tombe autour de 20 heures.
Insensiblement, au fil des miles vers le sud, nous croisons plus de fermes, plus de monde et plus de camions sur la route. La tranquillité du Grand Nord et de ses paysages paisibles et lumineux s’étiole. Désormais sortis de Colombie-Britannique, nous sommes en Alberta et les détecteurs de radars sont à nouveau autorisés (ou tolérés ?). Cela nous permet d’accélérer le rythme, puisque l’objectif de cette deuxième journée se trouve au-delà de Saskatoon, capitale du Saskatchewan, située à un millier de kilomètres de là. Faites le compte, nous franchissons pour la première fois largement le « minimum syndical » de 2 000 km par jour. Faut-il s’en inquiéter ? Une fois encore, quand nous devons nous ar­rêter, c’est parce que nous n’en pouvons plus et qu’il faut préserver la lucidité nécessaire pour rouler en sécurité. La nuit précédente, Gérard n’avait pas réussi à dormir. Pour lui, la journée fut difficile et sa cafetière de bord a beaucoup chauffé. Arrivé un peu après une heure du matin à Saskatoon, je peinais à trouver un hôtel à un tarif décent et m’acheminais vers la sortie de la ville, me disant que ce serait moins cher dans les faubourgs. Par téléphone, Gérard m’avait demandé de lui trouver une chambre. Mais de mon côté, une sorte d’euphorie me donnait des ailes. J’avais très envie de poursuivre encore une heure ou deux, ce qui est pris à la route n’étant plus à prendre le lendemain. Je fis malgré tout de­mi-tour et trouvai un hôtel et deux chambres. Cette fois, ce furent plus de trois heures de sommeil.
Nous nous retrouvions ensuite à 6 heures du matin dans le lobby. Gérard? Sa chasse au Ihop était ouverte ! Pour ma part, je préférais attaquer sans attendre, avec un petit-déjeuner fait de pommes et d’un café à la prochaine station-service et la possibilité de m’offrir une ou deux courtes siestes dans la journée. Je m’aperçus rapidement que, comme au Dakar, celles-ci permettent une récupération énorme. C’était reparti. Je réalisais alors que j’avais un peu de musique sur mon iPhone. On The Beach de Neil Young, Tom Petty et son Southern Accent et les jeunots Angus et Olivia Stone, que je vous re­commande. Ma journée était sauvée. Rien de tel que de chanter quand le temps est long : cela pose la respiration et apaise corps et esprit. Le résultat est épouvantable – soyons lucides -, mais personne n’est là pour en souffrir. Un véritable moment d’extase. Et ce jour-là, il me fallait au moins cela. En ef­fet, je me faisais sérieusement intercepter par la police à 94 mph (155 km/h) une heure après Edmon­ton. Elle me laissait repartir, mais les sirènes et les gyrophares eurent, je vous le garantis, des vertus apaisantes à ce moment-là. Je levai donc le pied. Ensuite, comme mon chauffage était toujours à fond, il commençait à faire très chaud dans l’habitacle. A partir de Saskatoon, je roulai vitres ouvertes. Et malgré cela, la température de bord devenait insoutenable. Je buvais des litres de café, à chaque plein. Et cela m’inquiétait pour la journée qui débutait… Je me disais qu’il serait peut-être indispensable de parvenir en Géorgie et en Floride de nuit. Que de jour, avec plus de 30°C extérieurs, dans cette Porsche noire, chauffage à fond, la fatigue accumulée et les milliers de miles restant à couvrir cela de­viendrait peut-être insurmontable. Le programme du jour? La première partie, sur 702 km, consistait à rejoindre Winnipeg, la capitale du Manitoba, en direction du sud-est, avant de mettre le cap au sud sur Fargo, aux États-Unis, dans le Dakota du Sud.

” L’AMÉRIQUE, TU Y VAS, TU Y RETOURNES, TU Y REVIENS ET AINSI DE SUITE. ET UN BEAU JOUR, TU T’APERÇOIS QUE TU ES LÀ-BAS CHEZ TOI PLUS QU’AILLEURS. ”
JEAN YANNE, COMÉDIEN

FARGO, THE DUDE ET LES FRÈRES COEN
Deux options sont alors possibles. Une plus courte (plus lente ?) préconise un passage aux États-Unis plus tôt, avec un cap à l’est sur Fargo une fois le Dakota rejoint. L’autre pousse jusqu’à Winnipeg. Gérard qui se trouve juste derrière opte pour la première, moi pour la seconde, en nous donnant rendez-vous à Fargo.
« Pour moi, il n’y a qu’un seul passage obligé dans cette aventure. Et c’est Fargo, dans le Dakota du Nord. Pour la photo et pour le film des frères Coen.»
Pour lui, le moment le plus drôle de toute l’histoire du cinéma, c’est dans The Big Lebowski, quand John Goodman disperse avec gravité les cendres de son ami le Dude, dans ce que l’on imagine être l’Hudson River à New York, et qu’une fois l’urne ouverte, le vent lui renvoie les cendres en pleine face. Le désarroi visible sur son visage est alors inoubliable. A la frontière, Gérard tire le mauvais numéro : un agent de l’immigration zélé lui interdit de filmer son passage et exige qu’il vide la mémoire de ses caméras, avant de lui faire vider sa voiture pour la contrôler. Pas de bol. Il m’avertit par SMS, mais je tente le coup, en allumant les caméras avant le poste frontière. Et ça passe. Je suis tout heureux de mon instant de cinéma enregistré. Mais quelques minutes plus tard, avant d’arriver à Fargo, j’apprends par SMS de France le décès de mon ami Philippe Gurdjian. Un long moment de tristesse s’ensuit. J’étais allé le voir juste avant de partir. Je lui avais raconté ce projet, cela l’avait fait rire. Je me réjouissais à l’idée de lui raconter tout ça à mon retour. Un grand bonhomme, vraiment étonnant.
En arrivant sur Fargo, Gérard m’appelle et me donne l’adresse d’un lieu proche du panneau « Fargo » où faire la photo avec les deux autos, pour la deuxième fois seulement depuis le départ. Finalement, le ton monte sur ce fameux lieu, et je ne veux pas perdre plus de temps à attendre. Je fais ma photo, Gérard fait la sienne et nous reprenons la route, à distance. Je me souviens des discussions d’avant le départ. Fallait-il rouler de concert ? Pour pouvoir s’aider en cas de panne ? C’était mon avis. On est toujours plus fort à deux que seul. Gérard partageait ce point de vue, mais décidait qu’en cas d’arrêt prolongé, l’autre devait partir. Finalement, comme toujours dans ce genre d’aventure, les choses se mettent seules en place, par le jeu des contraintes et des objectifs. Après Fargo, il nous fallait absolument dépasser Atlanta, dès cette nuit. Pour préserver une marge d’erreur, de panne, etc., pour le dernier jour, entre Atlanta et Miami. Mais de Winnipeg à Atlanta, il y a 2 528 km. Jamais nous n’avons couvert pareille distance en vingt heures. Il resterait ensuite environ 700 miles pour rejoindre Miami dans la matinée. Alors, en route ! Direction Minneapolis, la ville de Prince. Je me plante ensuite sur la direction de Madison, Wisconsin – de Sur la route de Madison, de Clint Eastwood – et fais un crochet d’une quarantaine de kilomètres en direction de Milwaukee. L’attrait de Harley Davidson City, sans doute… Cela me fait perdre beaucoup de temps. Puis cap au sud, en direction du Tennessee cher à Johnny, avec Memphis et Nashville. Une séquence très longue, avec des paysages très moyens et des voitures de police partout. En clair, cela n’avance pas et cela devient pénible. Je me traîne donc jusqu’à dépasser Atlanta, puis je m’écroule dans un hôtel. Rien n’y fait : de nuit comme de jour la chaleur est terrible. Je me dis qu’en partant très, très tôt, je pourrai éviter les grosses chaleurs de la Floride, à midi. Vers 5 heures, je prends la route. A 9 heures, je n’en peux plus et ouvre la capote. Mais ce qui est agréable en balade l’est beaucoup moins sur 600 km à 130 km/h. Les remous, le bruit, la fatigue…
94 HEURES ET 10 MINUTES, SOMMEIL COMPRIS !
De son côté, Gérard est dans son objectif de « moins de quatre jours ». Il décolle peu ou prou à la même heure de Tifton, en Géorgie, et roule vers le sud. Peu avant midi, il atteint les bouchons du nord de Miami, en 94 heures et 10 minutes, soit 3 jours 22 heures 10 minutes, sommeil compris. Faites le compte : parcourir 8 061 km dans ce temps représente une moyenne supérieure à 85 km/h. Chapeau. De mon côté, j’arrive juste après 13 heures, avec une moyenne un peu inférieure à 84 km/h. Je le confesse : tout heureux de retrouver mon autre pays, j’ai un peu flâné sur la fin, m’arrêtant dans un atelier pour faire charger ma clim ou débrancher le chauffage (sans succès), dans le nord de Miami, et savourant depuis Orlando cette arrivée en Floride. Mais comment, en partant à 7 heures du matin et en arrivant autour de midi, peut-on mettre quatre jours ou peu s’en faut ? Simple. Comme dans le tour du monde en 80 jours : avec quatre heures de décalage horaire entre l’Alaska et la Floride!
Je retrouvai Gérard le lendemain de notre arrivée à la réception organisée par François-Paul Journe, Porsche et The Collection à Coral Gables. Une réception superbe, au standing sans commune mesure avec la modeste odyssée dont nous débarquions juste. Restait à ramener les autos chez Schumacher Logistics, où… la capote tombait en panne. Cela n’avait plus beaucoup d’importance. Gérard Pirès est désormais détenteur du record de vitesse entre Anchorage et Miami. Bravo ! ♦

QUI TENTERA DE FAIRE MIEUX ? ALLEZ, SOYEZ FOUS, LANCEZ-VOUS ! LE VOYAGE EST MAGNIFIQUE ET L’ EXPÉRIENCE, INOUBLIABLE.

LE DERNIER VOLUME

ABONNEZ-VOUS

Je m’abonne

À découvrir aussi dans le volume #16

ALESI, FERRARI, L’AMÉRIQUE

Les premiers pas de Jean Alesi sur Ferrari, en 1989, à Laguna Seca.

 

RAY CHARLES

Le meilleur ami de Ray Charles était français. Jean-Pierre Grosz évoque son idole.

 

24 HEURES DE DAYTONA 2000

Le jour où une GT signée Oreca a battu tous les protos à Daytona.

 

COMMANDEZ LE #16