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MONACO 1972 : CE QUE BELTOISE N’A JAMAIS RACONTÉ
Par Éric Bhat | Photos Emerick Houplain, Jean-François Galeron et Éric Bhat
Lorsqu’il était lycéen à Pau et que le Grand Prix passait devant les fenêtres de ses cours d’anglais, le jeune Éric Bhat rêvait de course, de Formule 1 et d’aventure. Il n’avait pas 17 ans quand l’immense Beltoise le prit au sérieux et lui accorda des interviews, publiées dans les grands titres d’alors. Jean-Pierre, son épouse Jacqueline et Eric se sont retrouvés aux Trois Obus, à Paris, pour explorer les dessous du Grand Prix de Monaco 1972.
A table !
C’est une course dont tout le monde se souvient. Parce que Beltoise s’est imposé. Parce que ce fut une épreuve dantesque. Et parce que Monaco était l’un des rares Grands Prix retransmis par la télévision française. Jean-Pierre a souvent raconté sa cavalcade héroïque. A moi, aussi. Pourtant, près de quarante ans plus tard, j’ai réussi à lui soutirer quelques anecdotes inédites. Yes !
Cette victoire à Monaco, en 1972, qui allait être ton unique succès en Formule 1, a-t-elle changé ta vie ?
Absolument, cette victoire a transformé ma vie. Pas exactement cette victoire, mais la façon dont je l’ai acquise. Une course longue, difficile. J’ai mené de bout en bout, meilleur temps à l’appui. J’ai gagné devant les meilleurs pilotes de l’époque. Jacky Ickx, considéré comme le roi sous la pluie, a fini à plus d’une demi-minute, Fittipaldi troisième à un tour et Stewart quatrième à deux tours. Auparavant, il y avait toujours quelqu’un pour critiquer : “Beltoise c’est un casseur, il maltraite la mécanique, il sort de la route. ” A partir de Monaco 1972, tous ceux qui disaient du mal de moi se sont écrasés. Monaco, c’est l’un des jours où le bon Dieu a été formidable avec moi.
Quel est le compliment qui t’a fait le plus plaisir ? Ton téléphone a certainement dû chauffer ce jour-là !
J’ai eu beaucoup d’appels le soir-même. Dont un très chaleureux de Jacques Martin. Il avait regardé la course à la télé chez mon frère, à Villeneuve-le-Roi. C’était l’un de nos bons copains. Nous le connaissions par l’intermédiaire de Stéphane Collaro. Jacques Martin m’aimait bien. Il s’est arrangé pour m’appeler après la course pour me dire son enthousiasme. Ce n’était pas rien : à l’époque, nous n’avions pas chacun un portable dans la poche !
As-tu conservé le journal L’Équipe du lendemain de ta victoire ?
C’est marrant ta question. Je dois l’avoir gardé, oui.
Dans son édito, Edouard Seidler, le patron de la rubrique auto, avouait que vous étiez en froid. Que s’était-il passé ?
Il n’avait pas été très correct avec moi après l’accident avec Giunti. Il avait écrit que je pouvais être sanctionné et arrêter ma carrière car j’avais mis beaucoup d’argent de côté. Quelle connerie ! Nous n’étions pas payés très cher à ce moment-là. Je lui en ai voulu de m’enfoncer.
Revenons à Monaco. On connaît l’histoire jusqu’au podium. Tu as fait quoi, une fois descendu du podium ?
Je me suis fais engueuler gentiment par ma femme Jacqueline. Elle était folle de joie, mais elle aurait voulu que je fasse plus attention à elle, que je la ramène sur ma monoplace pendant le tour de décélération car le panneautage était à l’autre bout du circuit, que je la fasse monter avec moi sur le podium. A Monaco, ce n’est pas toujours facile ! En riant, elle me balançait que les pilotes étaient tous des égoïstes !
Le jeune Bhat, 17 ans, accueilli à bord de la BMW de son idole, à Nogaro, au milieu des années 1970.
Et quarante ans plus tard, à la porte de Saint-Cloud, à Paris. Une amitié, une vraie.
La BRM était réputée fragile, mais la pluie atténuant les chocs et limitant l’usure, ce jour- là elle a tenu. Beltoise allait remporter son unique victoire en Formule 1, à Monaco.
” A la remise des prix, Lou Stanley, le patron de BRM, m’a chipé la coupe, sous prétexte de la copier. Je ne l’ai jamais revue, ni elle, ni la copie ! “
” Tu te rends compte ? Lagardère, patron de Matra, ne dînait pas avec son équipe mais avec moi. Et il m’annonçait que j’allais gagner ! “
Le soir, tu es resté à Monaco ?
Oui, il y a d’abord eu la remise des prix, où Lou Stanley, le patron de BRM, m’a chipé la coupe du vainqueur sous prétexte de la copier. Je ne l’ai jamais revue, ni elle, ni la copie ! Puis nous sommes allés dîner au Pirate avec toute l’équipe Philip Morris. Nous avons formidablement fêté la victoire. J’avoue que je ne voyais plus très droit en rentrant !
Pour la remise des prix, tu avais apporté un smoking ?
À Monaco, on apportait toujours un costume sombre. Si je l’oubliais, Jacqueline, elle, ne l’oubliait jamais.
Monaco 1972, ce fut la plus grande joie de ta carrière ?
J’étais très content. Pour autant je n’exultais pas. J’avais attendu trop longtemps.
Le lendemain, tu as fait quoi ?
Réveil heureux à Monaco, avec le beau temps revenu. C’était un privilège de se réveiller là. C’était un privilège d’avoir gagné à Monaco. Puis nous sommes partis à Saint-Tropez où je louais une villa. Nous sommes allés faire un tour à la plage tellement il faisait beau. Et j’ai reçu un magnifique cadeau de Georges Bain, le patron du café des Arts, place des Lys. En l’honneur de ma victoire, il a fermé le café pour organiser une grande soirée. Il y avait tous mes copains de Saint-Tropez : Cacharel, Collaro, François Cévert, François Mazet, Eddie Barclay et toute sa bande, Dédé Pousse, Moustache, Jean-Marie Dubois, Daniel Hechter et bien d’autres. Et Georges Bain m’a offert la soirée ! « Tu nous a fait tellement plaisir en gagnant hier à Monaco, répétait-il. A nous de te faire plaisir. » Un grand moment.
Combien t’a rapporté cette victoire ?
A peu près 100 000 francs. C’est-à-dire 50 000 francs de BP et 50 000 de primes diverses. C’est un ordre de grandeur.
Monaco, c’est ton circuit fétiche : tu y avais déjà gagné en Formule 3 en 1966. Tu en conserves un souvenir précis ?
Oui, bien sûr. J’étais déjà en Formule 2. Bernard Boyer prétend dans son livre que je lui ai lancé un défi : « Fais-moi une F3 pour Monaco et je gagne la course ! » Bon, ça, je n’en ai aucun souvenir, mais ça ne me ressemble pas, surtout à Monaco. Bref, par le hasard des choses, je me suis porté en tête après que Piers Courage ait heurté un mur. Chris Irwin me suivait à 3 secondes, nous roulions à la même cadence, ce n’était pas gagné. A un moment, mon moteur a faibli et j’ai perdu 1 à 2 secondes au tour. Il restait une dizaine de tours à couvrir, je me suis dit que c’était foutu. Mais Irwin ne remontait pas, toujours 3 secondes derrière. Après la fin de la course, je suis allé le voir pour savoir ce qui s’était passé. Incroyable ! Exactement au même moment que moi, il avait commencé à connaître des ennuis d’embrayage. Voilà comment j’ai gagné. C’est un grand souvenir. J’ai été ravi de retrouver récemment une photo de Monaco 1966 en faisant du rangement avec Jacqueline.
En arrivant à Monaco en 1972, tu voyais venir une nouvelle victoire ?
Je savais dès le départ que je pouvais bien faire. Quelques semaines auparavant, à Silverstone, j’avais terminé à 2 secondes seulement du vainqueur, Emerson Fittipaldi. Donc j’étais confiant en ralliant la Principauté. J’aimais bien les circuits tracés en ville. J’ai toujours adoré courir à Pau et à Monaco, plus encore à Pau car on traversait le magnifique parc Beaumont.
Tu étais arrivé en Principauté en voiture, en avion, en hélicoptère ?
En voiture, dans ma Mercedes 6.3 avec Jacqueline. Nous amenions partout notre chienne Enna, un berger allemand, une bête magnifique et très affectueuse. La chienne, elle, n’a pas passé un très bon week-end. Elle s’est écrasée le nez dans une porte et est restée groggy quelques minutes.
Jean-Luc Lagardère, le patron de Matra, annonçait la veille de la course que tu allais gagner. Tu as commencé à y croire ?
Oui, la veille au soir, on a dîné ensemble, dans un bistro derrière le casino, avec mon épouse Jacqueline, et notre copain Jean-Marie Dubois, directeur de la communication chez Moët & Chandon. A un moment, Lagardère m’a dit : « Demain, Jean-Pierre, c’est vous qui allez gagner la course. » Et il l’a répété une fois encore, pour bien insister. Tu te rends compte ? Lagardère, le patron de Matra, ne dînait pas avec son équipe mais avec moi. Et en plus, il m’annonçait que j’allais gagner !
Un autre avis m’a galvanisé. Après les essais, je remontais à pied à mon hôtel avec Jacqueline. Stirling Moss m’a vu et m’a interpellé : « Hé, Jean-Pierre, j’ai passé la journée au virage du casino. Tu étais de loin le plus rapide. Demain, c’est pour toi. »
Et puis patatras, le dimanche, il pleut. Toutes les pendules sont remises à zéro, tous les réglages sont à refaire. Ce fut un peu la pagaille, non ?
Pas trop, non. J’ai à peine tourné pendant le warm-up. Ma voiture était très équilibrée. Contre l’avis des techniciens, j’ai demandé à faire débrancher mes barres antiroulis. Chez BRM, les nez se tordaient. Je suis sans doute le seul pilote de l’histoire de la Formule 1 à avoir pris le départ avec les barres antiroulis débranchées. Sinon, sur le mouillé, ma voiture aurait été sous-vireuse. J’ai également demandé à faire démonter les butées de contre-braquage afin de pouvoir contre-braquer plus fort.
Franchement, tu n’as gagné que quelques millimètres. C’était du pinaillage, non ?
Non, j’étais très méticuleux. J’avais toujours deux sacs de course, deux casques, deux paires de gants, héritage du temps de la moto et de la débrouille. Quand un boulon était assuré par du fil de fer sur ma Jonghi, j’ajoutais toujours du chatterton dessus, au cas où le fil de fer casserait. J’étais un malade de la double sécurité, très méticuleux dans les réglages. Et je ne suis pas le seul : Didier Pironi raisonnait de la même façon, et on lui doit plusieurs avancées techniques comme la barre antiroulis réglable, le répartiteur de freinage, etc.
Et tes astuces pendant la course ?
Un super départ sans trop patiner, une visibilité totalement nulle par moments, à tel point qu’il m’est arrivé de freiner « à l’oreille » et non pas « à l’œil », en fonction du régime moteur atteint et en comptant les secondes. Il m’est aussi arrivé de « m’appuyer » sur la Surtees de Tim Schenken qui me bloquait depuis plusieurs tours, ce qui permettait à Jacky Ickx de combler son retard. Mais ce n’était pas des astuces, seulement des faits de course. L’épreuve a été très longue : deux heures quarante. Je crois d’ailleurs que c’est depuis ce jour-là que les Grands Prix ont une durée limitée à deux heures.
Est-ce que les deux victoires de ton fils Anthony en Principauté t’ont apporté autant de satisfaction que les tiennes ?
Autant de plaisir, et même beaucoup plus ! Il a gagné deux fois en Clio V6, c’est formidable. En Formule 3, par contre, je me suis permis de l’engueuler : il avait signé le deuxième temps en course, puis s’était relâché et avait terminé plus loin dans le classement, à la cinquième place.
Est-ce que tu retournes souvent sur le circuit monégasque ?
Tous les ans, Jacqueline me traîne là-bas. En réalité, j’y vais très volontiers car nous y avons de nombreux copains. Jean-Pierre Tasiaux nous y reçoit chaleureusement. Je vais toutefois très peu sur la piste ou dans les stands, où je connais de moins en moins de gens. Par contre, il y a des personnes que j’admire. Adrian Newey, c’est un génie, il ne doit jamais dormir la nuit tellement il est inventif. J’adore également Patrick Head. Il tient l’écurie Williams à bout de bras avec de petits moyens. Et c’est aussi un grand amateur de vin !
HISTOIRE D’EAU
Le 14 mai 1972, il tombe des trombes sur Monaco, au départ du Grand Prix le plus connu du monde. Au volant de sa BRM P 160, Beltoise jaillit comme un diable de la seconde ligne, déborde Ickx et Fittipaldi et sort en tête du virage de Sainte-Dévote. « J’ai bénéficié de la souplesse de mon V12 à bas régime et d’une piste un peu moins mouillée de mon côté », raconte Jean-Pierre, très modeste. Il s’est en fait sublimement élancé, au 1/10e de seconde près, dès le début du baisser du drapeau. C’était parti pour 80 tours d’anthologie, sur une piste inondée d’un bout à l’autre de la course. Les projections d’eau dues à la largeur des pneus se sont ingéniées à épaissir le brouillard. Virtuose, en état de grâce, Beltoise s’est joué des difficultés tour après tour. Relisez toutes affaires cessantes Beltoise, le roman d’un champion : Johnny Rives y livre un éblouissant récit de la course de Jean-Pierre. Le plus drôle, comme Malraux a écrit La condition humaine sans jamais être allé en Chine, est que le journaliste n’avait pas assisté au Grand Prix. Comment voulez-vous qu’on n’ait pas été vacciné à vie par la Formule 1 après une telle épreuve et pareilles lectures !
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